Esclaves de la canne

Quand les colons exploitaient
les “colons”

Posséder une terre, quelques hectares de canne, ils en rêvaient tous. Mais avec les maigres salaires qu’ils gagnaient, il ne fallait pas rêver. La seule possibilité offerte aux ouvriers agricoles pour échapper aux regards inquisiteurs était d’opter pour le système du colonat partiaire. Devenus “colons”, les coupeurs de cannes se voyaient confier quelques hectares de plantation, à charge ensuite pour eux de les entretenir et de les cultiver.
Au départ, ce type de contrat était destiné à retenir les esclaves affranchis. En 1960, ils sont encore 25 000 à subir les conditions iniques d’un système digne du Moyen âge. Généralement, aucun contrat écrit n’est établi entre les deux parties. Le propriétaire dispose donc de l’ouvrier à sa guise et peut le renvoyer à tout moment. Pire, les ouvriers ont interdiction de cultiver autre chose que la canne et doivent laisser le tiers de leur récolte. Dans les années 60, la règle de partage sera établie sur la base des 3/4 pour le colon et 1/4 pour le propriétaire.
Une loi relative au contrat de louage existe pourtant bel et bien en France, où ce genre de pratiques n’a plus cours depuis des lustres. Il faudra attendre le début des années 80 pour qu’elle soit véritablement appliquée. 40 ans après la départementalisation…

Quand ils étaient petits, Henri, Roger et Richemond étaient déjà grands. Sauf le dimanche. Ce jour-là, unique jour de repos des coupeurs de cannes, ils retrouvaient des jeux de leur âge. Le reste du temps, c’est avec un sabre ou une pioche à la main qu’ils passaient leurs journées. De l’aube au coucher du soleil, trempés jusqu’aux os, écrasés par la chaleur de l’été, il fallait trimer, partir tous les matins aux champs, gagner sa croûte comme un homme pour faire vivre la famille. “De toute façon, on n’avait pas le choix”, disent-ils sur un même ton de résignation. Ils avaient 12 ou 13 ans.
à la fin des années 50, La Réunion n’a pas d’autre alternative à leur proposer. Bienheureuses les familles qui peuvent offrir à leurs rejetons un autre avenir que celui d’ouvrier agricole. “L’école, ça coûtait cher, se souvient Roger Valliamée, 57 ans. Il fallait payer la cantine, 5 F Cfa le repas, et puis acheter des livres. C’était beaucoup d’argent”. Avec neuf enfants à charge, ses parents doivent faire des choix. Le petit Gégé ira donc travailler aux champs pendant que son frère poursuivra une scolarité normale.
Le cauchemar commence. Invariablement, les journées débutent à 5 h du matin pour se finir à la tombée de la nuit. “C’était dur, raconte Roger, on n’avait pas de gants, pas de savates. Juste un vieux sac de pommes de terre pour se protéger de la pluie. Le soir, il fallait faire sécher le linge au dessus du feu parce qu’on n’avait pas beaucoup de vêtements de rechange. Des souvenirs comme cela, on n’oublie pas”. Installé dans un fauteuil en osier sous la varangue de sa petite maison de Sainte-Suzanne, à deux pas de la mer, Roger évoque son enfance sans amertume. Il se souvient aussi des bons moments, de ces veillées pendant lesquelles les parents racontaient des histoires de petits diables ou de princesses endormies.
Avec ses huit frères et soeurs, le gamin habite dans une grande case en paille aux murs de torchis. Ces soirées autour du feu, c’était son seul moment de répit. Car le travail ne s’arrêtait pas aux frontières des champs de cannes à sucre. Après une journée de dur labeur, il fallait encore se retrousser les manches pour s’occuper des corvées. “On devait allait chercher de l’eau, rentrer la paille pour les animaux, ramasser du bois pour le soir, se souvient Roger. Parfois, il fallait marcher plus de deux kilomètres”.

Travail d’esclave

A 14 ans, le marmaille travaille comme journalier agricole pour la société Quartier Français de Sainte-Suzanne. Le peu d’argent qu’il gagne sert à nourrir la famille. Les repas quotidiens ont alors la tristesse d’une existence fade et routinière : des grains, un peu de riz, de la morue séchée. Jamais de viande. Une vie d’esclave ? “De semi-esclave, corrige le gramoune. On était payé, on avait notre liberté”. Pas celle de choisir un métier en tout cas. Le petit Gégé voulait faire “tous les métiers sauf celui de la canne”. Mais son avenir était déjà tracé. Son grand-père était venu d’Afrique pour travailler comme engagé. Son père était coupeur de cannes. Le fiston devait un jour prendre la relève. Normal. “C’était la vie, on n’avait pas le choix”, sourit-il.
En 1961 à La Réunion, 43% de la population active sont concentrés dans le secteur primaire. Directement ou indirectement, c’est plus de la moitié des Réunionnais qui vivent de la canne à sucre. Considéré comme le poumon économique et social de l’île, l’or vert est adulé. Les gros propriétaires lui doivent tout. La population suit le mouvement depuis des siècles. D’abord esclaves, puis engagés, il seront ainsi des milliers à venir s’installer sur l’île pour fournir une main-d’oeuvre bon marché.
Des premières plantations artisanales du 18e siècle à la mise en place d’une économie capitaliste et industrielle, les méthodes de fabrication ont certes évolué. Les conditions de travail jamais.

Deux mondes qui s’ignorent

C’est le constat sans appel que dresse Sudel Fuma, maître de conférences à l’université de La Réunion et auteur d’un livre sur l’histoire de la canne à sucre (lire par ailleurs). Selon lui, “on peut considérer que les choses n’ont pas changé d’un iota entre le 18e et le 20e siècle. La vie des premiers engagés et celle des journaliers agricoles des années 50 sont finalement identiques”. C’est-à-dire extrêmement difficiles. L’historien en sait quelque chose. Fils d’un coupeur de cannes, il a connu lui aussi la promiscuité d’une petite case en paille “où on dormait à trois dans le même lit”. Et les repas festifs du dimanche pendant lesquels “on mangeait exceptionnellement de la viande”. “Mais attention, précise-t-il. C’étaient seulement les morceaux les moins chers”. Résultat, la santé des ouvriers agricoles est souvent fragile. Et les maladies prolifèrent. “On note en particulier des problèmes
lll de parasitoses liés à une mauvaise nutrition”, souligne Sudel Fuma. Fragiles ou non, les journaliers n’ont guère le choix. Le travail des champs doit se faire coûte que coûte. Il ne pardonne aucune faiblesse. Couper, planter, nettoyer, charger les remorques : les machines agricoles n’ont pas encore débarqué sur l’île. Tout se fait donc à la main. Au début des années 60, on transporte encore la canne dans des charrettes à boeufs qui se traînent sur les chemins caillouteux de l’île. Image d’une autre époque. Celle d’une société néo-colonialiste figée sur son passé, et qu’on a du mal à imaginer si proche. Pourtant, le progrès est bien là.
Dans les usines sucrières, la modernisation permet d’atteindre des sommets encore inimaginables quelques années auparavant. De 68 000 tonnes en 1946, la production de sucre passe à 262 000 tonnes en 1961. Tel Janus, La Réunion offre alors un double visage. D’un côté celui d’une bourgeoisie vivant dans le confort et le faste des Trente Glorieuses.

“C’était plus que dur”

De l’autre celui d’un monde prolétaire dont les conditions d’existence rappellent celles du tiers monde naissant. Deux sociétés face à face, à des années lumières l’une de l’autre. Et qui semblent s’ignorer complètement. “à l’époque, chacun vivait cloisonné dans son coin, confirme Sudel Fuma. Il y avait très peu d’échanges entre ces deux mondes. Seules quelques passerelles existaient sur les lieux de travail”.
Sur les plantations, les riches propriétaires font de rares apparitions. Henri Aroquiom, 68 ans, se souvient de l’un d’eux. “Il avait une traction avant de couleur noire, raconte-t-il. Il portait toujours un costume kaki, un chapeau et une belle paire de souliers vernis. Quand il venait nous voir, il ne disait jamais bonjour”. Et puis quoi encore. La gestion du personnel n’impose pas ce genre de politesse. Les patrons se soucient davantage du rendement des ouvriers. Alors pas question de flemmarder à l’ombre des bambous, les commandeurs veillent au grain. Payés pour surveiller la main-d’oeuvre, ils arpentent à longueur de journée les parcelles, scrutent les gestes de chacun, n’hésitent pas à dresser un rapport synonyme de licenciement à chaque baisse de régime. Heureusement, tous les propriétaires ne sont pas des tyrans. Certains ont la fibre humaine plus développée que d’autres. Comme ce Monsieur Buxel, qui surnommera affectueusement le petit Henri “manioc sirop”. “Lui, il avait bon coeur, confie le gramoune, on le voyait souvent sur les champs”.

“Il ne faut rien regretter”

“Manioc sirop” a donc 12 ans quand il commence sa longue carrière de coupeur de cannes. Fils unique et orphelin, il vit avec sa mère dans une petite case en paille du côté de Saint-Benoît. `
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les conditions de vie sont rudes pour le petit peuple. “On mangeait des patates, du manioc. Il n’y avait même pas de riz à cette époque”, se souvient-il.
Après avoir
balayé dans les cours des maisons pour quémander un peu de nourriture, le jeune Henri découvre l’enfer des champs de cannes. “Dur ? C’était plus que dur, soupire-t-il. C’était la misère. On faisait tout à la main, sous la pluie, parfois sans manger le midi parce qu’il fallait charger le camion, et lui, il n’attendait pas”.
Jour après jour, pieds nus, armé de son sabre et d’une pioche presque aussi haute que lui, le gamin quitte la maison familiale dès l’aube pour gagner sa maigre pitance. “On gagnait 150 F CFA, explique-t-il. C’était beaucoup moins que les hommes, même si on travaillait autant. Mais c’était la règle”. Avec son premier salaire, Henri s’achète du linge pour sa première communion. La religion offre alors quelques rares moments de fête aux ouvriers agricoles. Avec les congés dominicaux. Ce jour-là, c’est jour d’abondance : la famille Aroquiom s’offre une boîte de maquereaux Pilchard, “un plat fantaisiste pour nous” … De ces années de misère qui ressemblent à un long cauchemar, l’ancien coupeur ne garde aucune rancoeur. “Il ne faut rien regretter, dit-il. C’était dur, on a supporté, c’est comme cela”. à croire que les difficultés de la vie ont des vertus de sagesse insoupçonnées.
Richemond Mulot, 59 ans, coupeur de cannes à l’âge de 12 ans, a lui aussi cette même conclusion pleine de fierté et de raison : “Même si c’était dur, je n’ai pas de regrets, explique-t-il. Bien sûr, j’aurais préféré avoir plus d’instruction. Mais j’ai toujours été content d’aller travailler”.
Dans sa petite maison de Bois-de-Nèfles Saint-Denis où il vit depuis 52 ans, Richemond peut encore observer de la fenêtre de sa cuisine les champs de cannes qui s’étirent à perte de vue et dans lesquels il a passé la majeure partie de sa vie. Aujourd’hui à la retraite, sa vie ressemble point par point à celles de Roger ou d’Henri : des parents pauvres, une petite case en paille, les repas qui remplissent la moitié du ventre, les longues journées de travail, le délicieux cari du dimanche, les corvées du soir… “Simplement, Richemond était peut-être plus économe que les autres. “Il faut ramasser de la chaleur pour l’hiver, dit-il. ça, c’était mon dicton”. Alors pièce après pièce, centime après centime, le gamin se constitue une petite cagnotte pour s’offrir… un vélo. Dans le quartier, on le jalouse un peu. Mais Richemond a bon coeur et prête son engin sans rechigner. “Le dimanche après la messe, on partait en expédition, parfois jusqu’à Saint-André. C’était notre seule distraction”.

Couper, planter, nettoyer

Le reste de la semaine, la petite bicyclette reste au garage. Entre le travail des champs et les corvées du foyer, les journées qui se répètent inlassablement ne laissent aucun temps pour les loisirs. “Dans ce temps là, raconte-t-il, il fallait bosser dur, 80 à 90 heures par semaine. C’était pas comme les 35 heures”. Il rigole. Le farniente, Richemond n’aime pas vraiment. Après avoir raccroché le sabre en 1999, il s’est offert un peu de repos. “Je suis resté assis trois mois, explique-t-il. J’ai pris 10 kilos. ça m’embêtait de ne rien faire. J’étais vraiment mal à l’aise”. Quoi de plus normal pour cette génération d’ouvriers agricoles qui n’a jamais connu les congés payés ! Dans les années 60, à l’heure où les premières lois sociales transforment en profondeur la société réunionnaise, Roger, Henri et Richemond sont devenus “colons”.
Désormais, ils travaillent de façon autonome sur quelques hectares de terres mis à leur disposition par un propriétaire. Dans les faits, le système cache un mode d’exploitation pervers qui oblige les coupeurs à toujours plus de rendement (voir encadré). Oubliés les dimanches à la maison. Sept jours sur sept, les “colons” sont dans les champs pour essayer de gagner tant bien que mal, le minimum vital. “Il fallait avoir mal au dos pour s’arrêter”, se rappelle Henri. Pendant plus de 20 ans, son unique repos annuel se résumera au seul jour de Noël.
Richemond, lui, opte pour le système de fermage au milieu des années 80. “C’est à ce moment-là que je suis sorti du tunnel”, constate-t-il. Quant à Roger, après 20 ans de labeur, il préfère redevenir journalier. Cette fois-ci avec un salaire minimal garanti et un nombre d’heures de travail limité.
Aujourd’hui, c’est le seul a être encore en activité. Après “43 ans de service”, Gégé continue chaque jour que Dieu lui donne à abattre la même besogne : couper, planter, nettoyer la canne.
Dans un coin de sa maison, il y a trois médailles qui traînent au fond d’un bureau.
Une d’argent, une de vermeil et une d’or. “Ce sont les médailles du mérite du travail”, souligne-t-il. Roger en est très fier.
De ses enfants aussi. Aujourd’hui, ils sont électricien, instituteur, professeur de lettres, étudiant. Aucun n’est coupeur de cannes, au grand bonheur de leur père. De ses années d’enfance difficiles, Roger n’en parle pas souvent. Il a tourné la page.
à 57 ans, il veut profiter de la vie et continuer à s’amuser avec ses copains du club de pétanque.
Dans quelque temps, il profitera d’une retraite bien méritée. Comme Henri et Richemond qui, après une longue vie de labeur, touchent aujourd’hui… 450 euros par mois.

 
Source: www.clicanoo.com

Auteur de l’article : comitedentreprise.com