Schneider cède Legrand à un tandem franco-américain

La cession de Legrand semble définitivement arrêtée. Sauf surprise de dernière minute, le groupe d’équipements électriques de Limoges (Haute-Vienne) devrait être cédé d’ici au 10 décembre au consortium réunissant Wendel Investissement, la holding d’Ernest-Antoine Seillière, et le groupe KKR (Kohlberg Kravis Roberts).

L’accord de vente a été signé dimanche 28 juillet entre le consortium et le groupe Schneider. Ce dernier vend sa participation de 98,1 % dans le capital de Legrand pour 3,63 milliards d’euros. Legrand restera sous la conduite de l’actuelle équipe de direction « avec le plein appui et la confiance du consortium », selon le communiqué.

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A Limoges, les « Legrand » attendent leur sort dans l’angoisse :
L’envoyé spécial du journal le monde Alexis Delcambre :

« Le plus grave, c’est qu’on ne comprend toujours pas comment notre entreprise, si rentable, a pu en arriver là. » L’homme lâche un soupir et replonge les yeux dans son assiette.
A l’heure du déjeuner, dans les petits établissements qui font face au siège de Legrand à Limoges (Haute-Vienne), la résignation domine. Sur le trottoir opposé, l’entreprise étale ses longs murs ternes. Avec 4 000 salariés sur ce site, le leader mondial de l’équipement électrique basse tension est aussi le seul poids lourd industriel de la région.

La fierté d’appartenir à cette entreprise familiale devenue multinationale, tout en restant ancrée dans son terroir d’origine, ne suffit plus à masquer l’inquiétude. Depuis presque un an, les « Legrand » ne savent plus où ils vont. En janvier 2001, la fusion avec Schneider devait faire naître un géant de l’équipement électrique. Le 10 octobre 2001, la Commission de Bruxelles refusait cette fusion, estimant qu’elle pouvait créer sur certains marchés une position dominante. Schneider possède alors 98 % de Legrand mais doit s’en séparer. Depuis, le groupe d’Henri Lachmann a fait appel auprès du tribunal européen de Luxembourg, tout en annonçant que, sauf jugement favorable à la fusion, elle céderait Legrand aux fonds d’investissement Wendel Investissement (que préside Ernest-Antoine Seillière) et Kohlberg Kravis Roberts (KKR), un fonds américain qui s’est jadis illustré par la mise en coupe réglée de plusieurs sociétés outre-Atlantique.

« Ça fait un peu feuilleton, résume un employé. Les gens sont lassés. » En dix-huit mois, les salariés sont passés « d’un engouement raisonné à la méfiance », selon l’un d’entre eux. « Une cassure s’est produite en septembre, quand, pour satisfaire Bruxelles, Lachmann a proposé la cession de nos activités dans le modulaire [les systèmes de protection], se souvient Denis Delorme, responsable syndical CFE-CGC. On a alors compris que Legrand risquait de perdre son âme. »

« ARRÊTS DE TRAVAIL »

L' »âme » de l’entreprise, aux yeux des salariés, reposait sur deux fondements : une forte intégration (à Limoges, les ateliers côtoient les services commerciaux et de direction) et l’identification des actionnaires familiaux. Depuis, les familles Decoster et Verspieren ont échangé les 42 % du capital qu’elles détenaient contre des actions Schneider. « Les gens connaissaient leurs patrons, explique Lydie Dhélias, secrétaire CGT du comité central d’entreprise et du comité de groupe européen, chez Legrand depuis trente ans. De même, ils comprenaient la stratégie de l’entreprise, qui s’élargissait géographiquement en restant dans le même métier. Cette double cohérence a disparu. Le sentiment d’être trahis, lâchés, abandonnés s’est répandu, d’autant plus fortement que des rumeurs de démantèlement circulaient et que la communication interne était catastrophique. Un esprit critique très fort s’est développé dans l’entreprise. »

Déjà, en décembre 2001, une vague de protestations avait suivi l’attribution de « golden parachutes » à Olivier Bazil, vice-président et directeur général, et à Gilles Schnepp, directeur général. S’ils quittent l’entreprise, les deux hommes recevront chacun plus de 760 000 euros et autant au titre d’un engagement de non-concurrence. Une annonce mal vécue par les cadres dirigeants, dont, pour la plupart, les stock-options avaient déjà été converties en actions Schneider, qui valaient 76 euros avant la fusion, et qui valent moins de 50 euros aujourd’hui.

« Il y a une réelle défiance envers la direction, même si elle a pour l’heure évité tout plan de licenciement et qu’elle fait le maximum pour préserver l’intégrité de Legrand », confirme M. Delorme. « Dans beaucoup d’équipes, la démotivation est sensible », affirme Mme Dhélias. « Le nombre d’arrêts de travail dus au stress a augmenté, renchérit Serge Sénamaud, délégué central FO.Certains ne supportent pas les rumeurs de licenciements. D’ailleurs, un plan de préretraite est en cours d’application ; il va concerner 230 personnes dans le Limousin. Il y a quelques années, il n’y aurait jamais eu autant de volontaires au départ. »Déterminé, un cadre en tire les conclusions : « L’époque du cocon est terminée. Le choc est brutal, mais il faut sortir de la culture paternaliste, oser se syndiquer et arrêter de penser que le monde économique est une machine contre laquelle on ne peut rien. »

La direction, qui a senti le vent tourner, tente justement de remobiliser l’encadrement. Mais « les dernières réunions de cadres ont été des bides, confie l’un d’entre eux. Après nous avoir expliqué que la fusion était une formidable opportunité, on nous dit maintenant qu’on l’a échappé belle et que c’est une chance d’être sorti des griffres de Schneider ». Le bénéfice net de l’entreprise est certes resté conforTABLE en 2001 (176 millions d’euros), bien qu’en diminution de 25 % par rapport à 2000, dans une conjoncture moins favorable. « Les neuf premiers mois de 2001 ont été en partie consacrés à préparer la fusion, rappelle Mme Dhélias. Des achats, des projets ont été repoussés. L’investissement industriel a été inférieur à son niveau habituel. Pour certains produits nouveaux, le retard atteint un an. » « On a l’impression que l’usine tourne au ralenti, confirme un employé.Certains ateliers sont d’ailleurs passés aux 32 heures. »

VASTE RÉORGANISATION

En pleine période de doute, la direction a cru bon de se lancer dans une vaste réorganisation des opérations. Naguère complètement intégré, l’électricien est désormais organisé en cinq branches (l’appareillage, la protection, l’électronique, la distribution et l’industrie). « Il n’était pas opportun d’engager une réorganisation de cette ampleur, explique un cadre supérieur. Ça risque d’être un coup d’épée dans l’eau, dans la mesure où nos futurs actionnaires ont de grandes chances de tout remettre à plat. »Le PDG, François Grapotte, apparaît fragilisé. D’autant que son ancien numéro deux, Patrick Puy, parti un temps chez Moulinex, pourrait faire son retour. Il joue les conseils auprès de KKR, au grand dam de M. Grapotte, qui n’avait rien fait pour lors de son départ à l’été 2000.

Le passage du capitalisme familial au capitalisme boursier est une révolution culturelle. Si l’hypothèse Wendel-KKR se concrétise, Legrand devra rémunérer ses nouveaux propriétaires, gourmands de rentabilité rapide, tout en continuant de financer son rachat, basé sur un LBO (reprise de l’entreprise par endettement), ce qui pèsera sur ses capacités de développement. D’aucuns rappellent que, au cours des neuf mois de travail commun entre Legrand et Schneider, ce dernier a eu tout le loisir de recueillir de précieuses informations sur son éphémère acquisition. « On s’est mis à nu devant eux », constate le syndicaliste CGC. Un salarié prédit : « Seillière et Lachmann vont se partager le gâteau. »

source : www.lemonde.fr

Auteur de l’article : comitedentreprise.com