Jean-Pierre Raffarin et l'esprit des lois

Or qu’a fait le même premier ministre lorsqu’il s’est agi de fixer le cap de la nouvelle législature ? Il a tout bonnement annoncé la mise en chantier de près d’une vingtaine de projets de loi.

Cette avalanche est d’autant plus spectaculaire qu’elle mobilise toute la palette des textes législatifs. Dès l’automne, une révision de la Constitution posera les bases d’une nouvelle étape de la décentralisation ; elle sera escortée de deux textes consacrés l’un aux transferts de compétences aux collectivités locales et l’autre à la refonte des lois sur l’intercommunalité et la démocratie de proximité, véritables casse-tête pour tout réformateur.

LA RENGAINE N’EST PAS NOUVELLE

Ensuite, cinq lois de programmation ont été annoncées par M. Raffarin, en matière de sécurité, de justice, de défense, d’outre-mer et de patrimoine. Auxquelles il convient d’ajouter une loi d’orientation sur l’énergie. Devraient suivre, au bas mot, une huitaine de textes ordinaires portant sur des sujets aussi variés que les handicapés, les risques technologiques, l’emploi des jeunes peu qualifiés, le droit d’asile, l’assouplissement des 35 heures, la modernisation sociale, l’allocation unique de jeune enfant, la protection sociale des auteurs et le droit au prêt. Enfin, le gouvernement envisage de légiférer par ordonnances pour simplifier le fonctionnement de l’administration dans ses relations avec les usagers.

Législateur minimaliste durant la campagne électorale, le premier ministre se révèle donc un stakhanoviste du projet de loi une fois installé à Matignon. Ce genre de métamorphose n’est pas rare, dira-t-on. Dans son message au Parlement du 19 mai 1995, Jacques Chirac avait, de la même manière, lancé un définitif « trop de lois tuent la loi »et dénoncé cette « inflation normative paralysante (…) qui pénalise les plus faibles et entrave l’esprit d’entreprise au seul bénéfice des spécialistes qui font écran entre le citoyen et le droit ». Mieux, il s’engageait à ne soumettre au Parlement que des projets accompagnés d’une évaluation permettant d’en apprécier les conséquences financières et pratiques. Beau programme ! Quelques mois plus tard, le Parlement était invité à réviser la Constitution pour instaurer les lois annuelles de financement de la Sécurité sociale qui sont devenues, de l’avis de tous les experts, des monstres effarants de complexité technique et juridique. Quant à l’Office parlementaire d’évaluation de la législation – créé en 1996 pour mesurer « l’adéquation de la législation aux situations qu’elle régit » -, chacun semble avoir oublié jusqu’à son existence même.

Sans remonter à Montesquieu ou à Portalis (« Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires »), la rengaine de l’inflation législative n’est pas nouvelle. Non pas que le Parlement adopte, aujourd’hui, beaucoup plus de lois qu’hier. Au contraire. L’instauration de la session unique à partir de 1996 n’a pas fait gonfler les statistiques : depuis cette date, hors conventions internationales, de l’ordre d’une cinquantaine de lois ont été définitivement votées en moyenne chaque année ; c’est une dizaine de moins par an que durant la décennie 1980 et près d’une trentaine de moins que pendant les années 1970.

En revanche, ces textes sont de plus en plus lourds et complexes. Deux indicateurs le démontrent de façon évidente. En 1960, le Parlement avait adopté 88 lois et conventions, qui occupaient 413 pages au Recueil des lois promulguées sous la Ve République. En 2000, 80 lois et conventions ont été promulguées et publiées au même recueil : elles « pèsent » quatre fois plus lourd (1 651 pages). De même, le nombre d’amendements adoptés durant l’examen des lois n’a cessé de croître : il était, en moyenne, de 11 par loi dans les années 1970, de 30 dans les années 1980, de 40 dans les années 1990 ; enfin, durant la dernière session pleine (2000-2001), 77 amendements en moyenne ont été adoptés pour chaque loi promulguée.

De deux choses l’une : ou bien le travail parlementaire est de plus en plus sérieux et minutieux, ou bien la loi « est aujourd’hui bavarde, précaire et banalisée », comme le déplorait récemment Renaud Denoix de Saint-Marc, vice-président du Conseil d’Etat. Nul doute que le premier ministre partage cette analyse, lui qui dénonce, dans son livre-programme, ces « gouvernements qui, à chaque alternance, s’attachent à marquer leur passage par de grands textes d’orientation, remplis d’intentions n’ayant aucun rapport avec le domaine législatif et truffés de dispositions souvent inapplicables ». Mais, reconnaît-il utilement, « seule la loi est prise au sérieux ».

Voilà donc le chef du gouvernement pris, à son tour, dans cette contradiction. D’un côté, l’ambition affichée de restaurer la « responsabilité »politique – dont le vote du 21 avril a démontré à quel point elle est discréditée – le conduit à faire de « l’audace réformatrice » un impératif catégorique : comment mettre en oeuvre ce credo sinon par la loi, dès lors que, en République, la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ? D’un autre côté, Jean-Pierre Raffarin sait bien que la loi ne peut pas tout, tant son domaine réel a été rogné par l’Europe (la moitié des lois françaises n’étant que la transposition des directives de Bruxelles) et par une mondialisation qui ignore ces frontières ou les contourne.

Enfin, le premier ministre n’est pas le dernier à prôner le renforcement de la démocratie sociale (c’est-à-dire le contrat comme préalable à la loi) et de la démocratie locale (c’est-à-dire l’expérimentation sur mesure avant la généralisation nationale). Ce sera prouesse que de sortir de ce triangle des Bermudes, sauf à réinventer l’esprit des lois.

source : www.lemonde.fr

Auteur de l’article : comitedentreprise.com